Cluny dans l'histoire du monachisme

Cluny dans l'histoire du monachisme

par Dominique IOGNA-PRAT

tiré de Religions & Histoire HS N°3


Cluny, dont on célèbre en 2010 le onzième centenaire de la fondation, passe dans l'histoire du monachisme occidental pour le modèle du « monachisme noir » ou monachisme de tradition bénédictine. Comment les clunisiens du premier Cluny - le « grand » Cluny des Xe-XIIe siècles, antérieur à la réforme du monachisme impulsée par les ordres de tradition érémitique, cisterciens et autres chartreux - voyaient-ils leur place dans l'histoire du monachisme, comment percevaient-ils leurs origines, comment définissaient-ils l'essence du monachisme ?

Cluny, le clocher de l'eau bénite
Cluny, le clocher de l'eau bénite

Origines et essor de Cluny

Le 11 septembre 910 (ou 909), Guillaume III, duc d'Aquitaine et comte de Mâcon, fait don à Bernon, abbé de Baume-les-Messieurs et de Gigny (Jura), d'une villa située à trois lieues au nord-ouest de Mâcon, pour y fonder un monastère bénédictin placé sous le patronage des apôtres Pierre et Paul. Guillaume renonce à tout droit sur l'établissement et place le monastère directement sous la protection de Rome où siège la papauté. Cette option du fondateur, assurant l'indépendance de Cluny à l'égard de tout pouvoir temporel et spirituel, va être le ferment de réussite du monastère.
Par Bernon, ancien moine de Saint-Martin d'Autun, Cluny se rattache à la tradition de Benoît d'Aniane. Ce dernier, conseiller de l'empereur Louis le Pieux, fils de Charlemagne, a entrepris d'imposer à tous les monastères de l'Empire la règle de Benoît de Nursie (vers 480-550), le père des moines d'Occident. Mais la réforme nécessaire à l'adoption du modèle bénédictin dure longtemps. Cluny y contribue grandement au cours du Xe siècle, en particulier grâce à l'action de deux de ses abbés, Odon (927-942) et Maieul (954-994). Pour ce faire, le soutien pontifical est déterminant. En 931, un privilège du pape Jean XI accorde à Cluny un droit de réforme permettant à son abbé de prendre en charge tout autre monastère désireux de suivre le modèle bénédictin et d'accueillir tout moine dont la communauté refuse d'être réformée. Odon et ses successeurs sont ainsi appelés aux quatre coins de l'Europe et le rayonnement du monastère croît d'autant, au point que, dès le courant du XIe siècle, le monachisme bénédictin tend à se confondre avec le monachisme clunisien.
Avec les abbatiats de Maïeul et d'Odilon (994-1049), Cluny connaît un tournant majeur de son histoire. En 981, à l'occasion de la consécration de la seconde église (Cluny II), des reliques des apôtres Pierre et Paul sont apportées de Rome à Cluny qui devient, par un transfert symbolique de légitimité, une sorte de « petit Rome » désormais visité par les pèlerins désireux de rentrer en contact avec Pierre, prince des apôtres et porte-clé du ciel. Ce « petit Rome » a pour caractéristique d'être à la fois une Église et une seigneurie. Ces deux aspects, distingués pour la commodité de l'exposé, sont en fait interdépendants : à l'époque considérée, on ne saurait distinguer laïque et ecclésiastique, société et Église.
Dans la logique de l'acte de fondation rattachant directement le monastère à Rome, le pape Grégoire V, en 998, accorde l'exemption à l'abbaye de Cluny. Il s'agit d'un privilège qui, selon des modalités diverses, libère les moines de tout lien avec leur évêque de tutelle. Le monastère représente ainsi un îlot indépendant au sein du diocèse. En 1024, le pape Jean XIX confirme et étend les termes de l'exemption. Désormais, ce sont tous les clunisiens qui se trouvent libérés de la tutelle de l'évêque diocésain, pas simplement à Cluny mais aussi dans ses dépendances. Tout frère, où qu'il soit, ne relève plus que de l'abbé. Tel est le véritable acte de naissance de l'Église clunisienne, réseau aux mailles serrées d'abbayes, prieurés et sous-prieurés directement rattachés à l'abbaye-mère (Cluny) et à son abbé, lequel ne relève que du pape, vicaire de Pierre et du Christ. C'est de cette époque que date l'extension rapide de Cluny qui se dilate aux dimensions de la chrétienté - depuis l'Espagne à l'ouest, jusqu'en Scandinavie au nord, en Pologne et en Hongrie, aux confins du monde orthodoxe, et même jusqu'en Palestine où Cluny s'installe à la faveur des deux premières croisades (1095-1149). Au même moment, l'Église clunisienne s'implique profondément dans la vie générale de l'Église latine, fournissant à Rome de nombreux cadres : prêtres, évêques, archevêques et un pape, Urbain II. Dans un jeu de miroir saisissant, Cluny se confond avec Rome, se considérant comme une réduction de l'ensemble de l'Église. Toutes les formes de vie consacrée y sont pratiquées : monachisme, érémitisme et réclusion, à la fois pour les hommes et les femmes. Par ailleurs, le monastère bourguignon et ses dépendances fonctionnent comme un immense asile ouvert à tous les lecs, pauvres et riches, désireux de se retirer temporairement ou définitivement du monde, sans compter les fidèles qui demandent à être accueillis dans la communauté à l'heure de la mort.

Un moine faisant les comptes, miniature tirée du Speculum historiale de Vincent de Beauvais, XIIIe siècle, Laon, Bibliotheque municipale
Un moine faisant les comptes, miniature tirée du Speculum historiale de Vincent de Beauvais, XIIIe siècle, Laon, Bibliothèque municipale (© Luisa Ricciarini / Leemage)

Cluny, une seigneurie monastique ancrée dans la société féodale

Cet immense réseau ecclésiastique centré sur le « monastère principal » (Cluny même) est profondément impliqué dans la société féodale et dans l'ordre seigneurial. Pareille intrication du politique et du religieux relève à la fois de l'histoire générale et de la geste des grandes familles aristocratiques. Le tournant de l'an Mil représente, en Francie occidentale (le Royaume capétien à l'origine de la France), une phase de désagrégation du pouvoir royal qui permet le développement, surtout au sud du Royaume, de seigneuries indépendantes, laïques et ecclésiastiques, au nombre desquelles figure le monastère de Cluny. Les deux types de seigneurie sont certes concurrents mais ont également destin lié. La concurrence, parfois violente, tient au contrôle de la terre et des hommes. Les archives de Cluny rapportent à l'envi la lutte qui oppose, sur deux siècles ou plus, Cluny et certaines grandes familles aristocratiques du Mâconnais au fil d'une interminable histoire faite d'affrontements, d'accords temporaires bafoués puis reconduits... Mais ces luttes, souvent âpres, qui sont une forme d'équilibre politique à une époque où la puissance royale ne joue plus (et pas encore) son rôle d'arbitre, se déroulent à l'intérieur d'un cercle relativement étroit de personnes originaires du même monde : l'aristocratie. Les grandes familles aristocratiques dotent en effet Cluny comme les autres monastères contemporains de biens et engagent souvent certains de leurs membres dans la communauté. La symbiose clergé-aristocratie est constitutive des structures de domination sociale et politique à l'âge féodal. Tous les abbés de Cluny sont ainsi issus de la petite, moyenne ou haute aristocratie.

Le pape Urbain II (1042-1099) devant l'autel de l'abbaye de Cluny, miniature tirée d'un recueil liturgique et historique concernant Cluny, vers 1210
Le pape Urbain II (1042-1099) devant l'autel de l'abbaye de Cluny, miniature tirée d'un recueil liturgique et historique concernant Cluny, vers 1210, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 17716. (© Photo Josse / Leemage)


Cluny, Église monastique profondément ancrée dans l'ordre seigneurial, dispose d'un domaine foncier considérable. À la dotation de départ assurée par le fondateur du monastère, Guillaume d'Aquitaine, s'ajoutent vite des donations nombreuses et variées, spécialement des donations au moment de la mort. Avec Odilon, qui institue vers 1030 le jour des morts le 2 novembre, les clunisiens deviennent des professionnels de l'aide aux défunts, activité « spirituelle » qui assure de solides dividendes sur le plan matériel. Telle est la pompe principale d'une économie qui permet à Cluny d'accumuler les propriétés agricoles. Le phénomène n'est pas propre au monastère bourguignon, mais caractérise l'ensemble des puissances ecclésiastiques qui contrôlent à l'époque entre trente et quarante pour cent des terres cultivées en Europe de l'Ouest. Forts de cette assise foncière et du vide laissé par la puissance royale, les moines de Cluny s'arrogent, au tournant de l'an Mil, un pouvoir seigneurial qui est à la fois judiciaire et militaire. Entre 980 et 1030 et jusque dans les années 1160, Cluny s'approprie l'autorité judiciaire normalement dévolue au comte représentant du roi. Tout juge public est exclu de la seigneurie et les moines rendent eux-mêmes la justice, d'abord en partage avec le comte, puis totalement. Le second volet de la puissance seigneuriale monastique est militaire. Cluny est, pour la première fois en 955, qualifié de « monastère, bourg et place forte ». L'emploi du terme « place forte » (castrum) suppose que le monastère n'est pas simplement un espace clos par un mur et des portes permettant de distinguer intérieur et extérieur comme il est de règle dans la tradition bénédictine. C'est aussi un espace fortifié comprenant le monastère lui-même et un bourg où se constitue une communauté d'habitants, les bourgeois de Cluny, impliqués dans les échanges économiques générés par le monastère, ses habitants et ses visiteurs - en particulier les pèlerins. Au-delà de ce premier cercle fortifié s'étend la seigneurie elle-même constituée sur le domaine foncier des moines et défendue par d'autres places fortes, qui assurent un véritable cercle de la domination clunisienne rituellement consacré en 1095 par le pape Urbain II sous la forme d'un « ban sacré ». C'est justement cette implication de Cluny dans la vie du siècle - le luxe seigneurial de sa liturgie, la contrainte et la demande sociale qu'impose le service des morts - que dénoncent les ordres monastiques réformateurs dans la seconde moitié du XIIe siècle, lesquels, à l'instar des cisterciens et des chartreux, prônent un retour au dépouillement supposé des origines du monachisme. Le détail de cette querelle importe peu ici ; retenons simplement qu'elle pose la question fondamentale de l'implication des moines dans la vie de la communauté chrétienne et de leur présence au monde.

Les clunisiens et la question des origines du monachisme

Talentueux propagandistes de leur modèle de vie, les clunisiens des Xe-XIIe siècles se sont activement occupés d'écrire leur histoire et de la replacer dans une méditation d'ensemble sur la montée en puissance des moines au coeur de la chrétienté. Ils le font, à compter du premier tiers du XIe siècle, aussi bien dans des Vies de saints abbés, dans les prologues historiques aux cartulaires (ou livres de gestion de leurs biens fonciers), que dans des oeuvres proprement historiques - telles les Histoires de Raoul Glaber, rédigées dans les années 1030-1040, qui, dans le cadre d'une histoire globale du monde chrétien depuis les temps carolingiens, content la geste peu commune d'un petit monastère constitué de douze moines (chiffre symbolique équivalent au nombre des apôtres du Christ emmenés par Simon-Pierre) dont l'irrésistible destin est d'irriguer l'ensemble de l'Europe chrétienne de ses fondations. Un dernier lieu de mémoire est offert par la correspondance de Pierre le Vénérable, neuvième abbé de Cluny (1122-1156), célèbre pour ses échanges avec Bernard de Clairvaux sur l'excellence de la vie monastique et sur les voies d'accès à cette excellence entre le modèle du monachisme noir de type clunisien, profondément impliqué dans le monde, et l'idéal de retrait dans l'isolement prôné par les cisterciens.

La règle des moines bénédictins, miniature tirée d'un manuscrit contenant la Règle de saint Benoît, 1179, Nimes, monastère de saint Gilles
La règle des moines bénédictins, miniature tirée d'un manuscrit contenant la Règle de saint Benoît, 1179, Nimes, monastère de saint Gilles. Benoît de Nursie confie à son disciple Maur la règle qu'il a rédigée. (Photo : Heritage Images / Leemage)


Le socle du modèle clunisien est incarné par la communauté des apôtres, au fondement à la fois de toute la tradition ecclésiale et de ce rameau de « parfaits » que sont les moines. Dans son oeuvre théologique (spécialement l'Occupatio) et dans ses écrits de propédeutique monastique (les Collationes), Odon de Cluny s'est longuement étendu sur la référence au « coeur uni » atteint par les premiers disciples du Christ dans la pratique de la communauté des biens : « La multitude de ceux qui avaient cru n'avait qu'un coeur, et qu'une âme, et nul ne disait sien l'un quelconque de ses biens, mais tout leur était en commun. » (Actes des Apôtres, IV, 32) En prologue de la Vie qu'il rédige en l'honneùr de son prédécesseur, l'abbé Maïeul, Odilon décompose l'histoire des moines d'Occident en quatre âges ou « ordres ». Au début, explique-t-il, étaient les apôtres et les évangélistes auxquels succédèrent les martyrs. Vint ensuite l'âge des pasteurs dont la tâche fut d'exposer les gestes des apôtres et des martyrs, mais aussi de faire échec aux schismatiques et aux hérétiques. Ces pasteurs, « hommes glorieux et forts », ont à leur tour laissé place à des « êtres simples, humbles et innocents ». C'est le quatrième âge, celui des moines qui, préfigurés par le prophète Élie et Jean-Baptiste, le précurseur de Jésus, réalisent dans l'actualité de l'histoire chrétienne la parole évangélique d'abandon du monde. Parmi eux s'est distingué Benoît de Nursie qui, comme en témoigne le pape Grégoire le Grand dans ses Dialogues, fait partie des « principaux primats de l'Église ». Maur, disciple de Benoît, est venu diffuser l'institution bénédictine en Gaule. Puis, le temps passant, la discipline monastique s'est relâchée jusqu'à ce que Guillaume, « prince très chrétien des Aquitains », et Bernon entreprennent de fonder Cluny. Nous avons là, en prélude à la Vie du premier grand saint abbé clunisien (Maïeul), un véritable concentré d'histoire des « origines » aux racines du modèle clunisien, combinant une référence aux précurseurs (Élie, Jean-Baptiste), aux fondateurs (les apôtres, puis les martyrs), aux confesseurs en lutte contre les déviants, enfin à l'inventeur d'une formule de vie récapitulative de tous ces éléments de la tradition, Benoît de Nursie, dans la généalogie duquel se placent les clunisiens via son disciple Maur. Dans d'autres écrits, par exemple les Histoires de Raoul Glaber, le lien à Benoît de Nursie est assuré par le biais du « second » Benoît, Benoît d'Aniane, qui, avec l'aide des souverains carolingiens, impose le modèle bénédictin à l'ensemble de la chrétienté latine. Dans cette reconstitution historique, deux points me semblent mériter une attention particulière. Le premier tient au fait que Cluny a fortement participé au processus d'occultation des modèles monastiques non bénédictins. Songeons en particulier au monachisme gaulois du Ve siècle (Cassien et les Lériniens) ou encore au monachisme insulaire, spécialement irlandais, tous deux bien connus à Cluny au XIe siècle si l'on en croit le catalogue de la bibliothèque, riche d'une copie de quasiment toutes les règles monastiques anciennes en dehors même de la « concorde des règles » (Concordia regularum) entreprise par Benoît d'Aniane. Le second élément frappant est le côté récapitulatif de l'histoire des origines composée à Cluny. Par Benoît, c'est un impressionnant ensemble de valeurs que revendiquent les clunisiens : le legs apostolique ; l'exemplarité martyriale (ainsi conçoivent-ils le monachisme comme un martyre sans effusion de sang) ; la tradition des confesseurs en lutte contre les déviances (la pastorale de l'écrit contre les hérétiques est un thème obsédant à Cluny au XIIe siècle) ; enfin, la légitimité romaine via Benoît et Grégoire le Grand. Le traitement des origines permet ainsi aux clunisiens de se présenter comme un concentré d'histoire monastique et chrétienne. On comprend, dans ces conditions, que Cluny ait pu se penser comme un résumé, une récapitulation, à échelle microscopique, de ce grand Tout qu'est l'Église.
Une pareille intégration à l'appareil institutionnel qu'est l'Église du temps de la réforme des XIe-XIIe siècles a aussi été rendue possible par le recours à des schémas de pensée sans lien immédiat avec la tradition des origines chrétiennes, tout spécialement la sagesse néo-platonicienne. Par l'intermédiaire des premières traductions faites à l'époque carolingienne des oeuvres d'un néoplatonicien chrétien, l'énigmatique Pseudo-Denys l'Aréopagite, les clunisiens accèdent à la pensée hiérarchique, qui leur permet de disposer d'un cadre organisateur d'ensemble (cosmologique et sociologique) propre à situer l'exemplarité du monachisme dans une logique de type processionnel. Comme l'enseigne le Pseudo-Denys, le moine, dans le repli sur soi-même, offre un modèle de transparence aux flux de la lumière divine. Il montre à chacun, quelle que soit sa place, son degré et son ordre dans la pyramide humaine, comment recevoir et comment transmettre. Dans la tradition néo-platonicienne en voie d'adaptation dans le monde latin, les clunisiens infléchissent cet enseignement de façon significative. Pour eux, les moines ne sont pas simplement un modèle de médiation ; étant à la fois solitaires et liturges (comme prêtres et maîtres des rituels), ils occupent le plus haut degré de la hiérarchie terrestre, au point de jonction entre anges et hommes, assurant le passage vers la hiérarchie céleste - une position en quelque sorte « transhiérarchique » que conforte leur idéal de purisme virginal, autre thème de sainteté très en vogue dans le Cluny des Xe-XIIe siècles.

La roue de la vie religieuse, miniature tirée des OEuvres d'Hugues de Saint-Victor, XIIe siècle, Crémone, Biblioteca Governativa.jpg
La roue de la vie religieuse, miniature tirée des OEuvres d'Hugues de Saint-Victor, XIIe siècle, Crémone, Biblioteca Governativa (Photo : Luisa Ricciarinl / Leemage)



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